Lumineuses présences

Participe-Present_webLes bibliothèques sont pleines de fantômes. Il y a les fantômes concrets, matériels, si l’on peut dire : les mots des auteurs sont imprimés dans le papier des livres, les musiques pressées sur des disques, les films sont gravés, réduits sur des clés, même si, désormais, les toiles filent virtuellement sur la Toile. Les héroïnes et les héros sont quant à eux des fantômes « abstraits », formés par notre sensibilité conquise par un récit, mais vivants dans notre imagination. Oui certes, les bibliothèques abritent bien des fantômes, dont beaucoup s’étiolent dans leur enveloppe si personne ne vient à leur rencontre. Le « petit tas de feuilles sèches » de Sartre qui peut devenir le grand mouvement de lecture fait écho au « regardeur » de tableaux de Duchamp.

On pourrait ajouter que les bibliothèques sont également habitées par les fantômes de leurs lecteurs : usure des livres consultés, marque-pages oubliés, annotations portées par tel ou tel, ou même -cela s’est réellement produit dans les BMM – antiques lorgnons retrouvés dans un ouvrage de la Renaissance. Comme une forêt pour qui sait la lire, une bibliothèque recèle de multiples traces des parcours des œuvres et des gens ; telle une chambre à bulles, elle enregistre leurs interactions.

À une époque où l’information virtuelle semble abolir la matérialité du support, les artistes font œuvre avec des faits qui nous semblaient jadis insignifiants, ordinaires, banals. Quatre d’entre eux investissent la Médiathèque Verlaine pour partager leur quête des traces anonymes qui peuplent notre quotidien, de ces présences absentes.

Christiane-MASSEL_web   Anne-Laure-VERNET_web

L’accumulation soigneusement ordonnée de coques plastiques moulées que propose Christiane Massel, sous de sombres lumières, suscite à la fois l’envie de jouer (quel objet était vendu dans cet emballage ?) et l’effroi : quelle gabegie de consommation traduit cette ludique diversité ! Anne-Laure Vernet agence à l’inverse des matériaux composites pour convoquer des couches profondes de notre mémoire. Elle brode la nature, de branches et de fil, avec la vie matérielle, comme écrivait Duras : d’anciens textiles et de vieilles photographies. Chacune des artistes met en scène des fantômes sensibles, dont nos doigts cherchent à retenir l’évanescence.

Isabelle-CRIDLIG_web         Aurèle-DUDA_web

Isabelle Cridlig et Aurèle Duda invoquent l’éphémère de l’humain-même par un travail in situ dont le progrès se manifestera lors d’une dizaine de performances. L’origamiste Aurèle Duda, à qui les BMM avaient passé commande d’un portrait de Koltès en pliage pour les 20 ans du décès du dramaturge, élabore patiemment son double métaphorique : un lecteur de papier fabriqué à partir des feuilles arrachées aux livres qu’il a lus. On se construit par ses lectures, nous signifie-t-il ! Par le dessin instantané sur une tablette numérique, Isabelle Cridlig saisit au vif les passants qui passent sans y penser autour des mémoires passées. Silhouettes à demi vides comme des spectres, à demi pleines comme des portraits charges, les homoncules qui peuplent souvent ses œuvres défilent ici sur d’étroites bandes de papier. L’accumulation linéaire de ces vivants insouciants, possibles lecteurs, n’est pas sans rappeler la litanie des livres de son « Fil de lecture » de 36,5 m dévoilé l’an dernier dans la « Galerie » de la Médiathèque Verlaine.

Le sens commun veut qu’une bibliothèque soit claire et silencieuse, les visiteurs qui participent à cette exposition se trouvent dans la configuration inverse : le bruit n’est pas interdit mais la pénombre règne. La mise en lumières ponctuelles des absents, du temps fuyant, révèle tout ensemble leur mystérieuse présence et la complémentarité des approches artistiques. Lumières noire, projetée, révélée ou assourdie ; lumières passées éclairent de leurs grains de mémoire le mouvement des corps contemporains, animés ou inertes.

Perec a réuni sous le titre Beaux présents, belles absentes des poèmes dédicaces à ses amis ; le quatuor de Participe Présent ?! s’attache à décrire, par la lumière et avec sensibilité, nos fugaces trajectoires erratiques. Ils illuminent un peu l’onde qui nous charrie vers un futur qui toujours fut obscur à l’Humanité.

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André-Pierre Syren

Directeur - Bibliothèques-Médiathèques de Metz

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