Le portefeuille bleu

Ce portefeuille est celui de mon grand-père, il l’avait fabriqué avec les moyens du bord dans un manteau bleu horizon de poilu d’Orient. En même temps que ce portefeuille, j’ai hérité des souvenirs de mes parents. Nés en 1909 et 1910, Odette et Roger ont vécu la première guerre mondiale dans le même petit village de Meurthe et Moselle et m’ont souvent raconté des anecdotes de cette période, qui leur apparaissait curieusement comme une période d’aventures et de liberté, les adultes étant occupés par bien d’autres choses. J’ai tenu à partager ces histoires avec les enfants d’aujourd’hui, des adultes ont pris aussi, je crois, beaucoup de plaisir à les entendre et ils m’ont dit en repartant « vous devriez les écrire » !

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La déclaration de guerre est arrivée dans la famille un jour de mariage, celui de ma grand-tante Jeanne à qui une gitane avait curieusement prédit « le jour de ton mariage tout le monde partira en pleurant et pourtant il n’y aura ni mort, ni dispute, ni malade ». Tous les hommes sont donc partis et je montre aux enfants une photo de famille où tout le monde est en robe, y compris le seul mâle de l’assemblée : le petit Marc, âgé de 3 ans.

Les Allemands sont vite arrivés eux aussi, surprenant les enfants du village qui cueillaient des noisettes dans un chemin creux. Des cavaliers armés de lances et coiffés de casques munis d’une tresse métallique (ma mère disait une chaîne) qui rebondissait au pas des chevaux ont déboulé dans le sentier, faisant fuir toute la marmaille qui a cru voir arriver les chevaliers de l’Apocalypse. Et voilà le village occupé par un régiment de Bavarois. Les officiers sont logés dans le moulin familial et doivent cohabiter avec 4 femmes et autant d’enfants. Heureusement ils parlent français ! Les relations sont courtoises mais sans concession.
Ma grand-mère (peut-être avec un peu de malice) prête les livres reçus en guise de prix par son mari lorsqu’il était lycéen à un Allemand en manque de lecture. Il les lui rend en lui disant « Vous ne les avez pas lus, sinon vous ne me les auriez jamais prêtés. On y dit beaucoup trop de mal des Allemands ».
Un artilleur rapporte de permission une magnifique poupée et la lui offre de la part de la ‘böse artillerie’, maman doit remercier mais la poupée est enfermée dans une armoire par ma grand-mère. On ne joue pas avec un cadeau de l’ennemi. L’honneur doit être sauf « Tenez-vous droites mes filles ! Les officiers vous regardent ! » répétait Clémence ma redoutable arrière-grand-mère.

Les femmes du village sont soumises à des corvées : lessive, repassage. Elles doivent aussi planter des pommes de terre pour les soldats et bien sûr les récolter. Devant les difficultés de ravitaillement, l’une d’elle a l’idée d’en cacher dans les jambes de sa culotte, retenues aux genoux par un lacet. Éclat de rire un peu choqué quand je raconte cette histoire aux enfants et je dois leur montrer des photos pour leur expliquer ce détail vestimentaire. Ses compagnes l’imitent et chacune fait ainsi sa petite réserve. Mais une alerte oblige un jour toutes ces dames à une course folle et les pommes de terre roulent au sol sous les regards du soldat chargé de leur surveillance qui, bon prince, n’en dira rien à personne.

Un jour on leur ordonne de cueillir des orties. Panique générale ! L’ennemi avait-il une séance de torture en projet, mais il ne s’agissait que de faire de la soupe… aux orties, (plat totalement inconnu en Lorraine francophone mais que les enfants de Metz connaissent bien aujourd’hui).
La peur était bien présente, le bruit courait qu’« ils » coupaient la main droite des petits garçons. Dans les années 1950, la rumeur enfantine disait encore qu’un monument avait même été érigé dans un village voisin !
Des enfants, ayant surpris un office religieux allemand, étaient revenus en disant « ils répètent tout le temps Bête féroce bête féroce ». Il s’agit bien sûr de ‘Bete für uns’ : ‘Priez pour nous’.

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IMG_1255-800pxLes soldats vont aussi « à la bataille » comme disait l’un deux car le village est proche du champ de bataille du Bois- le- Prêtre . Et quand ils sont à l’arrière, ils essaient de se faire dans leurs cantonnements la vie la plus normale possible. Ils édifient des fontaines très élaborées, des autels avec des pavements faits de cailloux, habillent leur blockhaus de rondins avec lesquels ils confectionnent aussi du mobilier. Ma mère parlait avec émerveillement des rideaux de velours rouge qui habillaient le lit du blockhaus du général. Ce soldat avait en somme un lit de princesse ! Ils avaient aménagé bien sûr des cimetières mais aussi des petits jardins et les habitants avaient surnommé cet endroit « Le petit Paris ».
Les enfants étaient très intéressés par toute cette vie guerrière. Après la guerre, ils ont joué avec tout ce que les soldats avaient laissé derrière eux ; ils fabriquaient des jouets explosifs avec des boites et de la poudre, traçaient des dessins de poudre auxquels ils mettaient ensuite le feu. Beaucoup se sont d’ailleurs blessés.

Curieusement, vers la fin de la guerre, les Allemands ont subitement décidé l’évacuation de tout le village, un départ précipité dont je n‘ai jamais trouvé la raison. Devant l’impossibilité de prendre des bagages, la coquette tante Jeanne a enfilé ses 3 robes et ses 3 chapeaux les plus élégants. Elle affrontera dans cette tenue les bombardements du convoi et un long voyage en train jusqu’en Belgique !
La guerre s’est terminée. Mon grand-père, que son métier de meunier boulanger et son statut de soutien de famille avait un peu mis à l’abri des combats, revient de Thessalonique. Il trouve la maison vide. Voulant allumer du feu, il avise un carton épinglé à une porte sur lequel des soldats qui avaient occupé la maison avaient inscrit BUREAU, il le prend, et en le retournant trouve un message de sa mère lui indiquant l’adresse des amis chez qui elle s’était réfugiée. Ce message a 4 ans, elle avait en effet quitté dès le début des hostilités son moulin situé, lui, en pleine zone de combat. La famille se retrouve, seul un oncle est resté couché quelque part vers le chemin de Dames.

Restent le portefeuille bleu, quelques photos, des dessins faits par les Allemands et ces modestes histoires que je raconte aux enfants pour les faire rire et aussi je l’espère, les faire réfléchir.

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Pascale C.

Bibliothécaire - Bibliothèques-Médiathèques de Metz

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