Quand le mort saisit le vif

Je sais que je vais passer pour un rabat-joie, mais il faut que je vous dise, lectrices et lecteurs nombreux de Fred Vargas, pourquoi L’Armée furieuse  est un mauvais roman policier. Ou plus exactement, n’est pas un roman policier.

A-t-on jamais lu, dans un roman policier sérieusement écrit et sérieusement corrigé, une telle avalanche d’invraisemblances et d’incohérences ?
Adamsberg, commissaire de police parisien, observe sur un trottoir une mamie en blouse du dimanche. Bingo, elle est venue de sa province, la Normandie, qu’elle quitte pour la première fois, dans le dessein de le rencontrer, lui. Après cette coïncidence inaugurale tout s’enchaine. Le commissaire parisien va enquêter en Normandie de son propre chef. Il y fait la connaissance du capitaine de gendarmerie locale, là où d’ailleurs un simple adjudant aurait suffi et se fait confier l’enquête à sa place. Parallèlement, une autre affaire éclate à Paris, et naturellement le commissaire soustrait à la justice le principal suspect, en l’emmenant avec lui en Normandie dans le coffre de sa voiture. Le commissaire et son équipe brisent les scellés de la maison de la victime du premier meurtre pour y installer le fugitif. C’est ce que chacun aurait fait, convenons-en. Plus tard, un commandant de la police nationale ira récupérer ce même fugitif passé en Espagne et le ramènera clandestinement en France.
Là-bas, en Normandie, un comte nonagénaire régente le pays ; il a le bras plus que long, puisqu’il manœuvre la haute hiérarchie policière et les juges parisiens, faisant accorder des délais au commissaire pour son enquête ou faisant sortir de Fleury-Mérogis un ostéopathe thaumaturge qui vient rappeler à la vie une vieille femme dans le coma.
Nous ne sommes décidément pas IRL.
Les deux enquêtes se résoudront bavardement par la découverte de mobiles cupides et familiaux sans grande originalité.

Je n’ai abordé pour l’instant que l’ossature rationnelle du récit. Elle est entremêlée d’un motif fantastique — la bonne idée du livre — qui malheureusement n’agit que superficiellement sur l’intrigue. L’Armée furieuse du titre, légende commune sous différentes appellations aux régions nord-européennes, est un cortège de morts vivants, à cheval et en armes, qui vient saisir les méchants du cru. Avoir été vu dans ce cortège garantit la mort dans les plus brefs délais. Cette image qui enclenche le récit, porteuse d’une certaine force, n’est jamais prise au sérieux par les protagonistes. Ils font tous comme si, comme s’ils y croyaient ou comme s’ils pensaient que les autres y croient. Finalement, elle demeure anecdotique, ne fournissant à peine que l’annonce des crimes à venir et un vague modus operandi.

Malgré tout, la lecture du roman n’est pas désagréable, au moins dans sa première partie. Parce que, s’il ne s’agit pas d’un roman policier, on peut le rattacher à un autre genre, dont, lecteurs adultes, nous sommes sevrés. Francis Lacassin avait jadis résumé d’une formule les romans de Pierre Véry : « la police au pays de fées ». Fred Vargas a repris la recette. Nous sommes plongés avec L’Armée furieuse dans un conte de fées. Grimm, malheureusement un peu revu par Disney.
Le héros, Adamsberg, est un personnage en creux, flottant, indécis, dans lequel chacun peut se projeter. Il est entouré d’une équipe de comparses rencontrés au fil de ses aventures, qui lui apportent leur concours, chacun excellant dans un domaine et étant défini par lui. Nous avons là réunis, Dormeur, Prof, Grincheux, une géante et quelques autres. Dans le camp opposé, les personnages n’ont pas plus de chair humaine, aucun des tués n’a de famille pour le pleurer. Les méchants meurent sans déranger la surface du monde. Ils sont des fonctions narratives plus que des personnages.
L’intrigue qui voit interagir ces fonctions est mise en branle par le comte d’Ordebec, qui a, loin en amont,  fixé le sens de la quête d’Adamsberg, et que d’aucun traiterait de destinateur, ayant reconnu Greimas depuis un moment sous mes propos.
La Mesnie Hellequin, la légende médiévale utilisée en toile de fond du roman porte toute la charge du merveilleux macabre, dont la Mort personnifiée est le personnage central, comme dans La Mort marraine par exemple. Elle fixe le cadre narratif, et partant l’horizon d’attente du lecteur.
D’autres motifs propres au conte merveilleux viennent, sans utilité narrative apparente, confirmer dans quel univers nous sommes — effet d’irréel, pourrait-on dire. Par exemple, un des personnages, Hippolyte, parle à l’envers, pas en verlan, mais à l’envers lettre par lettre. Il déparle, pratique magique bien connue. Par exemple, les animaux, pigeon, sanglier, cloporte et chien jouent un rôle actif ou symbolique dans le récit.
Ce réseau d’éléments significatifs montre que nous lisons bien un conte. Fred Vargas s’inscrit dans la postérité de Gripari, à l’opposé de celle de Simenon. C’est sans doute ce qui fait son succès, nous aimons tous retrouver de temps en temps ces récits codés où le bon triomphe du méchant, même si l’on sait que dans le réel…

P.S. Si vous avez comme moi été déçu par le peu de consistance de L’Armée furieuse, je vous recommande la lecture de Les Bêtes du Walhalla de George Chesbro, pour apprécier une fusion réussie du roman noir avec le merveilleux macabre.

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Didier D.

Bibliothécaire - Bibliothèques-Médiathèques de Metz
posted: Actus, Lire

1 comment

  1. Déjà, un « ostéopathe thaumaturge » ça annonce la couleur 🙂 ahah

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