Lorraine, 1915

L'attaque des tranchées allemandes de Nogent-l'Abesse, devant Reims, le 24 septembre 1914. Dessin de R. Caton Woodville, d'après un croquis de Frédéric Villiers. Coll. BM-Metz

Lilyane Beauquel, enseignante lorraine, inscrit son premier roman Avant le silence des forêts dans une lignée presque centenaire. Le roman des tranchées est en effet quasiment devenu un genre littéraire en soi. Elle a pris plusieurs partis qui pour renouveler le topos n’en laissent pas moins le lecteur dubitatif.

Le roman se présente comme un journal, discontinu et fragmentaire. Le journal est tenu par « moi, Simon », un jeune soldat bavarois, incorporé avec trois camarades Heinrich, Otto et Nathan et envoyé sur le front de Lorraine en 1915. Il y évoque les faits qui se succèdent, au jour le jour, comme les réflexions et les sentiments qui traversent son esprit et ceux de ses camarades. D’autres personnages traversent ce flux de paroles, Anke, la jeune mère de son enfant, l’âne Oskar, le plus fidèle des compagnons de tranchée, et puis Tobias, Gerd, Johann, Lorenz et toutes les silhouettes de passage. Jamais nous n’entendons leurs voix, pas un dialogue, pas une parole rapportée, tout est toujours filtré par ce narrateur pusillanime qui semble ne rien comprendre aux opérations militaires, bien que doué de sérieuses capacités intellectuelles.

Le plus déconcertant des partis pris par l’auteur est l’absence totale de repère topographique et chronologique. Le roman ne mentionne aucun nom de lieu, il n’est ancré dans aucun paysage mais flottant, comme si, paradoxe allemand, les tranchées étaient hors-sol. De même, la hiérarchie militaire, les buts de guerre en sont aussi étrangement absents. Nous accompagnons un petit groupe de combattants du rang, un contingent abandonné à la contingence.

On voit bien quel est le sens de ce dispositif littéraire : élever le roman au niveau de l’apologue. Le soldat allemand de 1915 est tous les soldats, de tous les lieux et de tous les temps. La guerre est dégueulasserie quelle qu’elle soit. J’entends l’argument, il ne me convainc pas, malgré la qualité indéniable de l’écriture. Justement parce que ce carnet abstrait idéalise la guerre comme les combattants. Qu’on me permette seulement de citer en exemple deux phrases, tirées du cœur d’un chapitre, caractéristiques de la méthode de l’auteur :

« La guerre mesure l’angle entre la mort et la douleur de l’homme, elle s’exprime en millions, en milliers, en centaines, en dizaines de cadavres, jusqu’à ce seul homme là sous nos yeux : Finn, émacié et le ventre crevé de part en part. Ce blessé, ce nous-même, tantôt au nord, tantôt au sud de l’équateur céleste, qui ne laissera aucune trace dans le champ magnétique. »

Soit : abstraction, puis généralité, descente au particulier et remontée en généralité et en abstraction. La volonté de l’auteur, qui à de nombreuses occasions opère le même mouvement, d’atteindre à l’essence de la guerre désamorce en permanence ce que la mimésis parvient à construire.

Reste qu’en dépit de ces réticences, Avant le silence des forêts mérite amplement qu’on s’y plonge pour son ambition et la tenue constante de sa langue. On y trouvera de multiples bonheurs de lecture comme ces petites épiphanies picorées au hasard, sur lesquelles je laisse l’auteur conclure :

« À la nuque endormie d’Heinrich : deux perles de sueur. Nous avons l’ivoire sur la peau et un air de funérailles. »

« On ne peut passer son temps à sangloter. Et un pied qui se réchauffe ouvre des fenêtres d’Éden et nous tombons à genoux devant un morceau de viande. Nous avons ces sots péchés. »

La conquête du massif de Lorette. Un corps à corps dans un fortin. Dessin de Lucien Jonas. Coll. BM-Metz

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Didier D.

Bibliothécaire - Bibliothèques-Médiathèques de Metz
posted: Actus, Lire

6 comments

  1. Un petit mot suite à votre billet sur le livre de Lilyane Beauquel.

    Si le manque de repères chronologiques ou topographiques semble vous avoir beaucoup gêné, ce parti-pris reste pour moi un vrai soulagement, car un lecteur historien, féru de faits de guerre y aurait sans doute cherché ce qu’il connait depuis longtemps, scrutant les pages pour y trouver une faille ou une information erronée. Dans ce livre la parole n’est pas donnée à l’Histoire mais à un soldat qui ne « filtre » pas mais restitue ses impressions, sentiments, anecdotes dans un carnet. Cette intimité au coeur du chaos donne une proximité troublante avec le narrateur.
    Quand vous parlez de « dispositif littéraire », cette expression semble puiser son sens dans un langage militaire, tant il est dépourvu de noblesse, contraint à une fonction mécanique ramenée ici à la langue.
    Pourtant vous semblez, au delà de certaines réticences, avoir goûté ce livre.
    L’objet de ce livre n’est pas la valorisation du sacrifice humain au nom de principes élevés, et je le partage totalement. La guerre reste toujours une misère pour les petites mains et l’horizon au fond d’une tranchée est restreint et souvent la promesse d’une mort imminente.
    Quand à décrire Simon, comme vous le faites, en narrateur « pusillanime », je vous trouve bien sévère
    et un peu méprisant pour sa soif de beauté dans ce monde.
    Si tuer son premier soldat français en corps à corps reste pour lui une épreuve, il n’y a pas à douter que vous pratiquez cet exercice avec la décontraction qui sied à cette action.
    Je crois que nous avons les mêmes réticences mais diamétralement opposées sur les choses de la guerre, mais reste la belle musique des mots qui nous réunit néanmoins.

  2. Vous avez raison sur un point : ce très beau livre n’est pas un récit d’histoire, il n’a aucune vocation à être perçu comme tel : on n’y trouvera aucune référence à des lieux précis, ni à des affrontements précisément localisés. Ce récit ne cherche pas l’intérêt « historiciste ». Et pourtant je connais des historiens de profession qui l’ont adoré et le recommandent.
    Ce qui intéresse Lilyane Beauquel, c’est de faire de la guerre une sorte d’ontologie (pardon d’utiliser de « grands » mots), c’est à dire d’exprimer une sorte d’essence de la guerre, telle qu’elle est vécue au quotidien par les soldats, qu’ils soient Allemands ou Français (ou Belges ou Anglais), (et d’ailleurs, hormis les évolutions du matériel des armements, ce pourrait être aussi le quotidien des soldats de la guerre du Vietnam ou de toute guerre de longue durée). Et exprimer l’essence de la guerre vécue, ce n’est certes pas l’idéaliser.
    Ce pourrait être aride comme de la haute philosophie et ça ne l’est pas du tout, grâce à la magie d’un style qui est constamment au sommet de l’écriture poétique. Grâce à une étonnante profusion d’images, l’auteur a magnifiquement su nous faire entrer dans la sensibilité frémissante d’un groupe de jeunes soldats intelligents mais innocents venus de leur Bavière natale pour mourir en Meuse dans un combat qu’ils ne comprennent pas. Cette technique d’écriture fait partager au lecteur des milliers de notations émouvantes ou tragiques qui ennoblissent le quotidien atroce des combats et de l’attente interminable.
    Autrement dit et pour conclure, l’aventure n’est pas ici l’aventure de la guerre. C’est l’aventure de la conscience humaine qui se bat contre son avilissement, qui se révolte contre le danger de perdre à la guerre sa sensibilité, son coeur et son âme (avant de perdre la vie). L’aventure de ces âmes héroïques qui voulurent rester humaines. De tels combats se mènent à la guerre, mais aussi dans les hôpitaux, contre la maladie. Ou dans les prisons politiques, contre les dictatures. Partout où l’homme est en danger de sombrer dans l’animalité.
    Au-delà de cette aventure, de ce très bel exemple de résistance de la pensée au bord du gouffre, il y a une autre aventure, qui est celle de l’écriture qui parvient comme chez Baudelaire ou chez Apollinaire à extraire la Beauté contenue dans le mal et les laideurs, à créer du Beau avec de la souffrance et des larmes. Ce livre est un superbe récit qui vaut pour toutes les époques et toutes les latitudes parce qu’il explore ce qu’il en est de l’âme de l’homme face à la guerre. C’est un hymne à l’espoir (en temps de guerre comme en temps de paix), à la joie d’exister encore et de sentir, de s’émouvoir encore quand tout vous pousse à faire de vous un monstre.

  3. ce très beau livre n’est pas un récit d’histoire, il n’a aucune vocation à être perçu comme tel : on n’y trouvera aucune référence à des lieux précis, ni à des affrontements précisément localisés. Ce récit ne cherche pas l’intérêt « historiciste ». Et pourtant je connais des historiens de profession qui l’ont adoré et le recommandent.
    Ce qui intéresse Lilyane Beauquel, c’est de faire de la guerre une sorte d’ontologie (pardon d’utiliser de « grands » mots), c’est à dire d’exprimer une sorte d’essence de la guerre, telle qu’elle est vécue au quotidien par les soldats, qu’ils soient Allemands ou Français (ou Belges ou Anglais), (et d’ailleurs, hormis les évolutions du matériel des armements, ce pourrait être aussi le quotidien des soldats de la guerre du Vietnam ou de toute guerre de longue durée).
    Ce pourrait être aride comme de la haute philosophie et ça ne l’est pas du tout, grâce à la magie d’un style qui est constamment au sommet de l’écriture poétique. Grâce à une étonnante profusion d’images, l’auteur a magnifiquement su nous faire entrer dans la sensibilité frémissante d’un groupe de jeunes soldats intelligents mais innocents venus de leur Bavière natale pour mourir en Meuse dans un combat qu’ils ne comprennent pas. Cette technique d’écriture fait partager au lecteur des milliers de notations émouvantes ou tragiques qui ennoblissent le quotidien atroce des combats et de l’attente interminable.
    Autrement dit et pour conclure, l’aventure n’est pas ici l’aventure de la guerre. C’est l’aventure de la conscience humaine qui se bat contre son avilissement, qui se révolte contre le danger de perdre à la guerre sa sensibilité, son coeur et son âme (avant de perdre la vie). L’aventure de ces âmes héroïques qui voulurent rester humaines. De tels combats se mènent à la guerre, mais aussi tous les jours dans les hôpitaux, contre la maladie. Ou dans les prisons politiques, contre les dictatures. Partout où l’homme est en danger de sombrer dans l’animalité.

  4. Dans l’émission N°10 de La Quinzaine Littéraire, Hugo Pradelle, Karine Henry (directrice de la librairie «Comme un Roman») , Norbert Czarny (collaborateur et membre du comité de rédaction de La Quinzaine littéraire), proposent un parcours dans la rentrée littéraire française et parlent du livre de Lilyane Beauquel en termes plus qu’élogieux :
    http://www.youtube.com/watch?v=tq_XAmpwsaI&feature=player_embedded

    Ces interventions valent au moins tout autant que le commentaire trouvé sur un site marchand qui lui aussi reprochait à ce livre le manque d’informations historiques, tout en saluant la qualité d’écriture mais en qualifiant l’ensemble dans un son titre d’un « Nul » laconique.
    Mais comme souvent on se dit que le sujet de ce type d’intervention, sous le couvert de l’anonymat, raconte autre chose …

  5. Allez juste pour rire, la suite du feuilleton, Valérie Pierre, habitant à Bernécourt, glisse dans son profil une information essentielle :
    « J’ai lu Avant le silence des forêts par Lilyane Beauquel
    Nul, archi nul, aucun intérêt sur la vie des soldats vue du côté allemand, aucune précision historique, ni géographique. Pour une Lorraine, c’est bien triste. Aucun travail de recherche.  »

    Le monde est petit surtout avec Internet et ces informations sont en total accès libre.

    Nous savons donc que cette dame est férue d’histoire, pétrie d’informations concernant la vie des soldats allemands et que c’est très important pour elle de communiquer en qualifiant le livre de Lilyane Beauquel de « nul » et d’appuyer sur cette tristesse pour une Lorraine.
    Bon à qui profite ce genre de geste, nous le saurons bientôt…..

    C’est passionnant la littérature !

  6. Lilyane Beauquel a reçu le Prix Littéraire des Hebdos en Région 2012.
    Le prix a été décerné jeudi 19 janvier 2012 à l’Hôtel de Massa (Société des Gens de Lettres) à Paris,
    par un jury de 22 lecteurs de la Presse Hebdomadaire Régionale (un par région) présidé par
    Philippe Delaroche, rédacteur en chef du magazine « Lire ».

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