Eloge de la lenteur : Alain Baumgarten, photographe

À l’occasion de la thématique « Eloge de la Lenteur », Alain Baumgarten expose une série de photographies à la Médiathèque du Sablon du 3 novembre 2015 au 7 janvier 2016. La préparation de cette exposition a donné lieu à un échange sur le thème de lenteur en photographie.

 Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit lorsque l’on évoque le thème de la lenteur ?

Triangles Cayeux (c) Alain Baumgarten

Triangles Cayeux
(c) Alain Baumgarten

Il est aujourd’hui banal de dire que tout va trop vite. Nous ressentons un besoin de relâchement face à la vitesse dans laquelle nous sommes presque inévitablement entraînés dans le monde actuel, où tout doit être immédiat. Aller lentement, c’est reprendre le pouvoir sur notre mode de vie, c’est redevenir maîtres de nos pensées. Les possibilités pour chacun d’entre nous de lâcher prise sont nombreuses : on peut pratiquer un sport, ou un art, ou encore jardiner, méditer… Personnellement, c’est simplement en allant au contact de la nature que je trouve le moyen de m’échapper du quotidien et de permettre à mon esprit de se reposer.

Entendre le bruissement des feuilles, le roulement des galets sous les vagues, percevoir l’infinie richesse et subtilité de ces sons, se laisser hypnotiser par les ondulations de l’eau, sentir les odeurs, apprécier les couleurs variant au fil des journées et des saisons, observer les formes et le déplacement des nuages, en somme, tout ce qui compose la nature et que nous oublions de voir, me ramène à l’émerveillement que j’avais étant enfant en découvrant tous ces éléments. Flâner, rêvasser, s’abandonner, revient paradoxalement pour moi à devenir conscient.

En quoi vos photographies évoquent ou dégagent une certaine lenteur ? Pourquoi semblent-elles mériter le qualificatif de « lentes » ?

On peut les qualifier de « lentes» avant tout par la technique employée. Bien que l’on utilise la plupart du temps l’appareil photographique pour saisir un instantané, la technique particulière de la pose longue permet de condenser plusieurs secondes, plusieurs minutes, ou même des mois ou des années dans une unique photographie. Ce n’est alors plus un simple moment que l’on capture, mais le déroulement du temps. L’image produite est la moyenne de tous les évènements qui se sont produits pendant la durée de l’exposition : les éléments stables et fixes garderont tout leur poids dans l’image finale, tandis que tout ce qui est en mouvement, comme les nuages, l’eau, les feuilles des arbres, ou les étoiles se trouvera lissé ou atténué.

Mes photographies sont également lentes par la manière dont j’approche habituellement mes sujets. J’aime dire que je pratique la pose longue pendant de longues pauses… Il y a des moments, des situations ou des lieux où mon esprit devient particulièrement réceptif aux sentiments et aux émotions qui se dégagent de la nature. C’est un état proche de la méditation où plus rien ne compte à part les sensations qui me traversent. C’est là que je m’arrête et que commence le long rituel — qui avec l’habitude devient presque automatique et inconscient — de la prise de vue : mise en place de l’appareil sur son pied, cadrage minutieux, mesure de la lumière, choix des filtres et calcul du temps d’exposition, prise de vue pendant plusieurs minutes…

Selon vous, qu’est-ce qui peut inciter le spectateur à la contemplation ?

Cratère Godivelle Cezallier (c) Alain Baumgarten

Cratère Godivelle Cezallier
(c) Alain Baumgarten

En faisant le choix de révéler l’invisible, j’essaye de transposer en image ce que j’ai pu ressentir devant mon sujet. La photographie est mon medium, comme d’autres choisissent la peinture ou l’écriture pour exprimer une certaine forme de poésie. Ansel Adams disait : « une bonne photographie est l’expression de ce que l’on ressent face au sujet photographié, et de ce fait, l’expression sincère de ce que l’on ressent face à la vie dans son intégralité. »* En partageant mes moments de contemplation dans des photographies, j’ai l’espoir que quelque spectateur pourra retrouver des émotions ou des sensations de calme et de détente de l’ordre de celles que j’ai ressenties en créant mes images. Les effets induits par la pose longue, par sa rupture avec ce que voit réellement l’oeil, laissent une grande liberté dans l’interprétation de ce qui y est enregistré, forcément différente en fonction de l’imagination et de l’expérience de chaque spectateur.

* « A great photograph is a full expression of what one feels about what is being photographed in the deepest sense, and is, thereby, a true expression about what one feels about life in its entirety. »

Quelles sont vos thématiques préférées et pourquoi ?

Reaidda Laponie (c) Alain Baumgarten

Reaidda Laponie
(c) Alain Baumgarten

Je m’intéresse à la nature en général. Mon exploration a commencé par une observation attentive des sujets qui étaient à ma portée immédiatement, et dont j’avais une expérience depuis mon enfance, à savoir les fleurs des jardins et la forêt. En observant longuement une fleur sous tous les angles, son évolution de jour en jour, on peut y voir un caractère, lui imaginer une personnalité, pourquoi pas lui trouver un équivalent dans le monde humain… En se concentrant sur les formes, les couleurs, les ombres et lumières, on finit par s’y abandonner, on oublie le monde. Ce sont pour moi comme des instants de méditation; on finit par ne plus penser, pour ne plus que ressentir les choses.

Puis est venu progressivement le désir de découvrir de nouveaux territoires. Dès que je le peux, je choisis une région, ou plutôt un espace dans une région. Je parcours cet espace en long et en large, je m’imprègne du lieu et de son atmosphère en essayant de comprendre quels sont les éléments qui font sa spécificité et sa beauté. Dans certains cas je m’intéresse aux rapports et à l’influence qu’a l’homme sur la nature, la manière dont ses arrangements ou ses constructions influent sur le paysage; dans d’autres cas je pars au plus loin de la civilisation, cherchant des espaces où la nature seule a composé le paysage, en y marchant longuement, parfois plusieurs jours sans rencontrer personne. Ces randonnées sont d’ailleurs le meilleur moyen de communier avec la nature. J’aime cet extrait des Confessions où Jean-Jacques Rousseau, en parlant de ses voyages à pied, exprime parfaitement ce que je recherche en me promenant dans la nature :

Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai faits seul à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, […] l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière; mon coeur, errant d’objet en objet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentiments délicieux. Si pour les fixer je m’amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je leur donne !

Vous vous qualifiez de photographe lent. Est-ce pour cela que vous ne photographiez pas d’êtres vivants ou du moins ‘’mobiles’’ ?

Photographier des êtres vivants peut aussi exiger de la lenteur dans l’approche du sujet. On peut penser au photographe de rue qui flâne longuement, se fond dans le monde qui l’entoure avant de percevoir ou d’anticiper l’instant qu’il voudra partager. On peut penser également au photographe animalier, capable de rester des heures dans son affût ou d’y revenir plusieurs jours d’affilée pour saisir un évènement qui ne durera parfois qu’une fraction de seconde. Le cliché est certes un instantané, mais on peut être un photographe lent et photographier des êtres vivants…

Tjatja laponie (c) Alain Baumgarten

Tjatja laponie
(c) Alain Baumgarten

Chaque photographe choisit ses sujets en fonction de sa propre sensibilité. Personnellement, c’’est dans l’observation du paysage que je trouve mon bonheur. Et je pense qu’il est nécessaire de se consacrer pleinement à l’étude d’un certain type de sujet avant de maîtriser l’acte de le représenter, c’est pourquoi je me cantonne au paysage.

Mais bien qu’utilisant la pose longue, j’enregistre aussi des éléments en mouvement : le va-et-vient des vagues, le déplacement des nuages, le balancement des branches des arbres. Et je considère également mes portraits de fleurs (sujets vivants mais statiques) comme des photographies lentes : je passe de longues minutes à les observer sous tous les rapports avant de trouver l’angle qui permettra de développer toute leur expressivité.

Est-ce pour ralentir l’image que vous privilégiez le noir et blanc ?

Le noir et blanc est un moyen pour moi de tenter de capturer l’essence d’un sujet sans les distractions provoquées par la couleur; il accentue le mystérieux de la pose longue en n’enregistrant non pas la réalité de ce sujet, mais sa personnalité, les sensations qu’il évoque. Il permet bien sûr de simplifier l’image en ne gardant que l’essentiel, en se concentrant

Plongeoir Cully Lac Leman (c) Alain Baumgarten

Plongeoir Cully Lac Leman
(c) Alain Baumgarten

sur les formes, les textures, les ombres et les lumières. Et il peut en effet ralentir la lecture de l’image en incitant le spectateur à utiliser son esprit et son imagination s’il veut re-transposer l’image en couleurs.

Mais l’utilisation du noir et blanc est surtout le résultat de mon expérience et de mon apprentissage de la photographie. C’est en passant des nuits dans la chambre noire à développer mes pellicules et à réaliser des tirages avec les mains formant des ombres chinoises sous l’agrandisseur que j’ai appris à comprendre les rapports de tons et de contraste et les effets qu’ils produisent. Tout ceci se fait naturellement en noir et blanc pour la plupart des photographes, la couleur n’apportant que difficultés et une moins grande liberté d’interprétation du négatif.

Quels sont vos outils pour exprimer la lenteur ?

Bien qu’il m’arrive d’utiliser un appareil numérique dans certaines situations, je privilégie l’argentique pour la prise de vue car il a un côté artisanal et m’apporte la sensation d’avoir un contrôle total sur l’image que je veux créer. A chaque étape, du cadrage jusqu’au tirage, des choix qui auront une conséquence sur le résultat final doivent être faits. L’argentique m’incite en outre à ralentir encore plus, en imposant plus d’exigence et d’attention dans le choix du sujet, le cadrage, l’exposition, le développement… Et les pellicules argentiques ont l’avantage (un défaut pour certains) de permettre d’allonger les temps de pose par rapport au numérique, par la compensation de l’exposition que nécessitent les sels d’argent. Pour une pose de 30 secondes en numérique, j’expose 150 secondes en argentique, une pose de 100 secondes équivaudra à 15 minutes en argentique.

Je travaille aujourd’hui mes négatifs sur un ordinateur après les avoir numérisés, en arrangeant les tons et contrastes comme je le faisais sous l’agrandisseur, mais en ayant la possibilité cette fois d’intervenir au niveau du grain même du négatif. Ce long travail final est une dernière occasion de prolonger le plaisir des pensées et sentiments ressentis au cours de la prise de vue…

 

Venez contempler les oeuvres d’Alain Baumgarten à la Mediathèque du Sablon aux heures d’ouverture, elles sont accompagnées d’une sélection d’ouvrages, de musiques et de films.

Vous pouvez retrouver l’artiste sur son site et découvrir notre sélection musicale commune à travers la playliste youtube .

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Geneviève C.

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