La tristesse d’Ernesto

Les BMM ont lancé samedi 15 février à 11h une nouvelle année de brunchs littéraires. Pendant cette première séance, nous profiterons de l’occasion de la publication d’une nouvelle édition d’Ah ! Ernesto de Marguerite Duras dont on célèbre le centenaire cette année pour revenir sur l’œuvre de cette auteure controversée de son vivant et devenue un classique aujourd’hui.

De toute l’œuvre de Marguerite Duras, son unique livre pour enfants (édité en 1971 chez Harlin Quist, réédité en 2014 chez Thierry Magnier) est sans doute le plus méconnu. Pourtant, il contient en germe plusieurs thèmes sur lesquels elle reviendra. Il pose sous les couleurs de l’humour des questions capitales pour elle, et peut-être pour nous. Il faut aujourd’hui où l’école est à nouveau au centre de la réflexion politique relire cet album, qui en quelques phrases conteste radicalement toute entreprise d’enseignement.

Deux phrases insensées, inouïes dans la bouche d’Ernesto :

« – Je ne retournerai plus à l’école. […] Parce que à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas. « 

Ah ! Ernesto ! Marguerite Duras - Coll BMMSur ces deux phrases, Marguerite Duras reviendra ultérieurement à deux reprises (1), réorientant les perspectives, réorganisant son monde autour d’elles. Mais telles qu’elles apparaissent brutalement au début d’Ah ! Ernesto tout est déjà dit, déjà joué.
Trois ans après mai 1968, la sotie de Marguerite Duras, publiée par l’éditeur pour la jeunesse le plus dérangeant de l’époque, sous le masque de la fable non-sensique, interpelle le système éducatif dans ses substructions.
Quatre personnages dialoguent, Ernesto, sa mère, son père, et le maître d’école. Par leurs brefs échanges, desquels l’absurde naît de l’incompréhension mutuelle, le lecteur voit se révéler deux univers en décalage, celui de l’individu et celui des convenances sociales. Bien sûr, dans l’initiale parole enfantine, vraisemblable, jamais pareil discours, invraisemblable, ne trouva sa source. De telles voix n’existent que dans la tête de Marguerite Duras, des voix si prégnantes qu’elle les entendra à nouveau dire les mêmes choses, et bien d’autres, dans La Pluie d’été. Que disent-elles précisément ? Que, comme le maître est incapable de reconnaître l’enfant,

« – C’est vous Ernesto ? demande-t-il.
– Exact, dit Ernesto.
– En effet ! dit le maître, en effet… je ne vous reconnais pas.
– Moi si, dit Ernesto. »

l’enfant est incapable de reconnaître l’école, n’a pas besoin de reconnaître l’école. Que dans la photo du président, il ne reconnaît qu’un bonhomme, et que du papillon épinglé dans sa boîte, il ne voit que le crime de sa capture.
Face à l’affliction des trois adultes forts de leurs certitudes sociales, qui ne peuvent pas le suivre sur ce terrain, l’enfant Emesto ne se démonte pas. Il a une solution.

«- Mais comment, continue le maître finaud, comment l’enfant Ernesto envisage-t-il d’apprendre ce qu’il sait déjà ? Hein ! …
– Tiens ! mais c’est vrai !… s’exclament admiratifs les parents.
Ernesto fronce les sourcils et riposte
– En rachâchant
– Qu’est-ce-que-c’est-que-ça ? demande la maître avec soupçon.
– Une nouvelle méthode, répond candidement Ernesto. »

Il joue le jeu de l’éducation, telle qu’en elle-même toujours elle change. Méthode, nouvelle méthode, réforme, nouvelle réforme. Ernesto ne s’affole pas, il saura lire, écrire, compter, par la force des choses. Et puis d’ailleurs, il sait déjà le plus important.

« NON, je sais dire NON, et c’est bien suffisant.
Il sort laissant les adultes seuls. »

C’est à eux qu’il revient de conclure.

« – C’est-y-vrai que ça saura lire un jour ? demande la maman.
– Lire et compter ? dit le papa.
– Oui lire et compter ?… et aller et venir
Conduire et pas ?… Boire et manger ? …
Travailler, travailler, travailler encore ? …
Se tromper et pas ? et tout leur machin et
leur saint Frusquin ?…
Le maître la regarde avec des yeux vides. Le papa d’Ernesto est au garde-à-vous.
-Hélas ! dit le maître avec beaucoup
d’emphase, hélas! madame OUI. »

Au NON d’Ernesto, le OUI du maître répond, au NON du choix, répond le OUI de l’acceptation résignée. Dans la tête de Marguerite Duras, la voix d’Ernesto couvre celle des adultes. Sous l’apparence absurde de l’énoncé s’est dit quelque chose de profond. L’école, ça ne sert pas à ce qu’on croit, surtout quand, comme les parents d’Emesto, on attend d’elle, avec une bonne foi naïve, qu’elle vous élève.

Ah ! Ernesto ! Marguerite Duras - Coll BMMLes journaux nous inondent d’articles, les sociologues d’études qui nous disent chiffres à l’appui que le capital culturel va au capital culturel. Que l’école n’agit que sur les marges. Duras – et c’est plus sensible encore dans La Pluie d’été qui voit Ernesto, âgé de douze ans, en venir tout seul, après avoir fait son plein de la chimie, à se pencher sur la philosophie allemande – dans sa remise en cause de l’école nie les vérités sociologiques, pour ne les rejoindre que sur le constat d’impuissance de l’école. L’idée d’un savoir immanent qui toucherait de son aile tout enfant, pour peu qu’il eût le cœur pur (2), ne pouvait que séduire les contempteurs de l’Éducation Nationale, en ces temps de spontanéisme et d’angélisme révolutionnaire. Un quart de siècle plus tard, alors que la scolarisation tend à se prolonger jusqu’à l’âge du RMI, une représentation aussi simpliste de l’école et de ses fonctions sous son apparent parti pris de dérision, redevient peut-être d’actualité.

L’économie des moyens employés par Duras, phrases courtes, mots élémentaires, dialogues laconiques rend sans doute le livre lisible par de jeunes enfants. Les couleurs pétantes de Bernard Bonhomme, son esthétique Push Pin Studio (qui tient des Beatles et de Jean-Christophe Averty), en font un objet attirant, à l’égal des friandises de foire. Mais une lecture au premier degré, enfantine, n’en peut saisir que l’absurdité. Le rire qui en naît est un rire bon enfant, d’un enfant sage, qui sait lire, et parfois rire. L’objet en est Ernesto, ce pauvre Ernesto et son incommensurable prétention.

Les voix qui parlaient dans la tête de Duras parlaient à une adulte. C’est pourquoi les enfants ont du mal à la comprendre. Il lui a fallu réécrire cette histoire bien plus tard, quand l’alcool et la vieillesse la rapprochaient de l’enfance. Elle l’a fait pour les adultes. Qui à leur tour ont du mal à la comprendre. Emesto, c’est l’histoire d’un malentendu. Une histoire drôle quand elle est triste et triste quand elle est drôle. L’histoire d’un enfant adulte et d’une adulte enfant. C’est la mise en histoire d’une conception du savoir qui devient vraie à force d’être fausse. C’est un paradoxe, illustré de petits soldats des troupes coloniales, d’Oncle Sam, de papillon, de balance de Roberval et de nègres aux dents blanches.

C’est ce qu’on peut écrire de plus drôle avec aussi peu de mots, de plus désespéré aussi.

1- Dans son film Les Enfants (1984) et dans La Pluie d’été. P.O.L., 1990. Le couple Straub-Huillet avait pour sa part réalisé en 1982 En rachâchant une première adaptation d’Ah ! Ernesto.
2 – Exemple de cette conception de l’immanence du savoir pris dans La Pluie d’été :

 » – Comment t’aurais pu lire ce livre, espèce de crétin, puisque tu sais pas ? Que lire t’as jamais su »
Ernesto disait que c’était vrai, qu’il ne savait pas comment il avait pu lire sans savoir lire. Il était lui-même troublé. »

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Didier D.

Bibliothécaire - Bibliothèques-Médiathèques de Metz
posted: Actus, Lire

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